Encore fallait-il trouver le bon client. Un qui soit suffisamment joueur pour se prêter au jeu, un qui décide d'ignorer les risques et de balancer son flow contre le béton sans filet, en plan séquence. Un qui ait la fraicheur nécessaire pour s'éloigner des clichés de l'imagerie hip-hop contemporaine, parfois bien éloignée des block parties originelles.
Ce client, on l'a trouvé avec Pigeon John, un pur produit du mythique Good Life Café. Irrévérencieux, excellant dès son premier album (Pigeon John is Clueless, 2001) dans l'art difficile de l'autodérision, chroniqueur de petits moments quotidiens et de ses multiples mésaventures plutôt que de la vie de gangsta, le bonhomme d'Inglewood s'est prêté au jeu. Armé de son excellent petit dernier - Pigeon John & The Summertime Pool Party - sur lequel on trouve rien de moins que Brother Ali et J-Live, le tout signé sur Quannum Records (Blackalicious, Lyrics Born, Curumin, etc.).
Sous la pluie d'un mois d'octobre dans le Lower East Side, bien loin du soleil californien. Avec pour seules armes contre la grisaille le sens de la mesure et un acolyte - Davey Rockit - qui beatboxe. Alors bien sûr, qui dit Concert à Emporter dit aussi déshabillage complet de la chanson. Le décapage est d'autant plus spectaculaire que ce hip-hop là n'utilise en guise d'instruments que des samples bien sentis (et en premier lieu les Pixies de "Hey"). Ne restent donc que les éléments essentiels : une voix joueuse, un rien nasillarde par moments, et un sens de la dérision qui passe autant dans le texte que dans la gestuelle du bonhomme.
Ce même mec qui s'adresse autant à ses ladies qu'à ses nerds et qui ne peut visiblement s'empêcher de partir dans le moindre contrepied ("I make the ladies drool - not really but it sounds cool") posera ensuite le single de son dernier album - "Freaks, Freaks" - sous un abribus, béret jazzy sur le crâne et parapluie en main. Avec un public inédit. Un concert à emporter fonctionne souvent grâce à ceux qui s'incrustent inopinément, naturellement, sur la pellicule. La plupart de ceux qui se lâchent suffisamment sous l'œil intimidant de la caméra sont des enfants mais - pour une fois - c'est ici un vieux mexicain qui s'invite et improvise pendant que nos deux larrons lui donnent le tempo. Evidemment, il parlera très vite motherfucker et grosse bite, dans l'indifférence des jeunes qui attendent le bus et des passants luttant contre le vent, mais sous le regard malicieux de Pigeon John qui rappait quelques instants plus tôt "underground hip-hop means no women".
Ce qu'on avait encore jamais fait, c'était aussi de faire de la caméra un instrument. Ce que les deux larrons s'empressent de faire, mimant ensuite une agression juste devant une voiture de la NYPD. Anecdotique, bravache comme peuvent l'être des gosses de 13 ans, peut-être - mais révélateur. On se dit alors qu'on aurait pu tomber sur un MC plus technique que Jean Pigeon, sur un beatboxer plus virtuose que Davey, mais certainement pas sur des mecs aussi décontractés et drôles. Ni trop branleurs, ni trop désabusés, ni trop ironiques : des mecs qui transportent avec eux une sorte de chaleur humaine, un peu comme le fait un Mos Def, sur disque et sur les écrans près de chez vous.
Et lorsqu'enfin on se jette dans un freestyle - exercice obligé du hip-hop - c'est sur un pont immense, dont on ne voit pas le bout, au milieu de barres qui s'enquillent aussi loin que le regard porte. Le texte, joliment absurde, et la démarche de ces deux petits gars qui avancent sous un ciel couvert, renvoient alors directement à ce que cette musique était censée faire à l'origine : réinjecter un peu de joie dans la grisaille et le béton, se réapproprier par une langue déliée ces espaces inhumains. Unity, peace & having fun. C'était au début des années 80, et l'espace d'un instant on se dit que c'était hier. Les gars, merci pour le voyage dans le temps.