Dans l'appartement d'Antoine, quand ils se sont décidés à jouer Van Helsim Boombox, nous touchions à la fin de la première face. Boombox, c'est cette ballade bancale qui me tord l'échine chaque fois que je l'entends. Son rythme bastringue et sa mélodie mélancolique soutiennent la voix de Ryan qu'on dirait grattée jusqu'à l'os.
Dans l'appartement, nous avons laissé sur place ces jolies mélodies qu'ils savent si bien tordre pour les transformer en quelque chose de plus sombre, plus vicieux. Et nous nous sommes avancés sans le savoir vers une conclusion qui allait au-delà de nos espérances.
Le basculement eût lieu lorsque la première partie laissa place à une explosion tellurique, un déluge de décibels, de cris et de percussions métalliques en plein Paris.
Le macadam parisien vibrait littéralement, les murs renvoyaient ce fracas jusqu’au plus haut des toits de la rue. Ce fut tribal et vivifiant. Ils ne sont pas les premiers à avoir théorisé le déluge sonore comme partage musical. Volcano nous l’avait, entre autres, déjà montré. Mais les Indiens de Philly ont poussé le bœuf un cran bien au-dessus, avec l’aide enthousiaste de gamins qui passaient par-là. Ce qu'on y voit pas, ce sont les badauds qui se sont amassés peu à peu, les voisins passant leur tête aux fenêtres et nous, heureux et hilares de la direction que prenait ce moment en compagnie de Man Man.
Encore quelques minutes auparavant, j’étais pourtant un peu déçu de ce Concert à emporter. Certes, il y avait eu Sergeï qui s’était fait couper les cheveux pendant que le reste du groupe chantait Everyone say I love you,
des Marx Brothers. Ils avaient bien pigé le concept et avaient eux-mêmes proposé qu'on tourne dans ce salon de coiffure.
Rencontrés quelques semaines auparavant à Bruxelles, les Man Man m’avaient parlé d’une reprise. Du Tom Waits ? du Britney Spears ? Non, « something better ».
Pas de quoi être déçu pour un sou.
Les Marx Brothers, si éloignés de leur univers en apparence. Mais en réalité, que ce soit à la terrasse d'un café, dans la chambre d'Antoine, dans la rue Saint-Maur, en train de négocier un bracelet prétendument touareg, Man Man était aussi drôle et atypique.
Jouets, voix, accoutrements, le groupe pourrait sans peine faire un disque pour enfants. Tim Burton et Bill Plympton en seraient assurément les parrains.
Pendant que nous marchions avec eux, je me suis remémoré la dette que je dois encore au support physique de la musique. Si Man Man était apparu en fichiers mp3 sur mon ordinateur, pas grand-chose de tout cela ne serait arrivé. Lorsque j’ai commandé leur premier disque, il y a quatre ans, sur la seule fois d’un titre aussi intriguant que tordu, je n’aurais jamais imaginé le rapport enthousiaste que j’entretiens désormais avec leur musique. L’album a dormi quelques mois sur une étagère après une première écoute peu convaincante. Et puis, un jour, j’ai remis le disque dans le lecteur, par curiosité. J’ai pris une claque, j'ai découvert leur disque, absolument renversant. Sans le disque, ç'aurait donné Supprimer > Vider la corbeille.
Sur le chemin du retour, c’est le saxophone, poussé dans ses derniers retranchements par jeu, qui a tout déclenché. Tous ont commencé à frapper les poubelles, les barrières, faisant bruit de tout objet qui leur tombait sous la main. Les poum tchak de Black Mission Goggles
se sont enchainés jusqu’au boulevard de Belleville, au milieu des enfants à qui il n'y a rien à demander, parce qu'ils comprennent immédiatement.
De la musique comme elle vient, vivante et libérée des contraintes.
Quelques heures plus tard, le final d'un concert terrible fut transformé en prise de risque, la distance avec le public battu en brèche. La dernière preuve que ce groupe est grand, très grand.